Dans les années 1660 alors qu’il se sait menacé par l’exclusion, abandonné à la misère, alors que son œuvre apparaît dépassée aux yeux de ses compatriotes, Rembrandt dans un miroir fixe son propre abandon et atteint la maturité de son art. Les derniers autoportraits nous montrent un visage sur lequel nous aurions tout intérêt à nous arrêter. Pourquoi ?
D’abord pour admirer la force d’une peinture qui a gagné en épaisseur, en densité et qui se risque au bord de l’abîme, au bord de la mort. Aussi pour méditer sur ce que notre société refuse de regarder et par là même d’assumer, le passage irrémédiable du temps qui creuse les traits , affaisse les muscles, humidifie le regard…Rembrandt le vieillard qui n’est pas si vieux, il a dans les 60 ans est sorti du circuit du marché, des commandes, de la performance et du pouvoir qu’elle confère. Nous sommes loin ici de l’arrogance et de la grandeur de l’autoportrait à la chaîne d’or du Louvre ou de cet autre visage (que l’on peut voir à la National Gallery) qui du haut de ses 34 ans affirme le succès d’une carrière sans égale…
L’homme a souffert. Le deuil qui ponctue sa vie dès le début, met régulièrement au défi sa propre maîtrise. L’homme à la carrière vertigineuse, à la production continue, l’homme qui maîtrise les formes, les couleurs et les rendus, ne peut maîtriser le temps.
Celui-là lui enlèvera tout : femmes, enfants, succès, argent. Il ne lui laissera que lui, ses souvenirs, sa fatigue, sa misère…
Et pourtant je sens ici une autre puissance que celle de la jeunesse et du succès, une autre forme de présence et d’efficacité que celle (cotée ) par la société.
Ce que le visage de l’artiste a perdu en vigueur et en netteté, il l’a gagné en vérité et en densité. Car c’est bien cela qu’il s’agit d’apprendre à voir et à sentir : le temps qui passe n’est pas nécessairement un temps qui nous perd, qui nous vide et nous défait. Car cela même que le visage de Rembrandt énonce en toute lucidité : l’usure, l’affaissement, le teint jaunâtre, l’abandon, affirme en même temps une émotion et une qualité de présence à faire pâlir les jeunes premiers !
Il y a donc une beauté qui ne vient pas de la gloire mais de la vulnérabilité.
Il y a donc une possibilité pour le regard de celui qui vieillit, de gagner en lucidité, en profondeur et en douceur.
Vieillir : la grandeur des derniers autoportraits de Rembrandt me touche et m’invite à honorer ce que nous ne cessons de fuir et de camoufler : Anti-âge, anti-rides, anti-angoisse, anti- vieux, anti-mort. Je ne veux pas vieillir, je ne veux pas mourir,je ne veux pas être abandonné, et pourtant…il me semble que la lucidité de Rembrandt m’oblige à accepter l’arrivée en moi de ce temps qui pourrait devenir un allié. Un allié pour quoi faire ?
Pour mieux sourire, moins exiger, moins maîtriser et lâcher prise.
Et au lieu de programmer ma solitude à venir en voulant à tout prix occulter la mienne puis celle des autres, je regarde cet autoportrait de Rembrandt. Sans doute m’aidera-t-il à me laisser toucher par sa vieillesse, sa mollesse, sa vulnérabilité. Si l’œil gauche plonge dans l’ombre, de la partie droite de son visage émerge la lumière.
L’homme regarde en lui-même, en son passé, son fils, la dernière personne qui le rattachait à la vie, vient de mourir. Une obscurité absolue, a pris possession de son corps, de sa vie, et pourtant … devait-il être encore bien vivant pour consigner en son visage un tel arrachement vers la lumière. Vivant cela ne veut pas dire jeune, sain, en « forme » ! Cela signifie ce que cette toile énonce ici : dans ce mariage du noir et de la lumière, de la présence et de l’absence, de l’amertume et de la douceur se joue la beauté de la vie, et elle ne se donne qu’à ceux qui accueillent le temps comme un ami.
Je ne veux pas vieillir, je ne veux pas mourir, je ne veux pas être abandonné. La pression sociale me dit et me répète que je dois cacher mes cheveux blancs, exhiber mes performances et mon énergie, occulter ces signes délicats qui annoncent ma mort. L’artiste lui n’a pas triché. Jusqu’au dernier instant en acceptant de regarder son visage, l’homme a assumé sa vie.