Le Temps dans Alice aux Pays des Merveilles Eric Taane
Lewis Carroll écrivit Alice’s Adventures in Wonderland en 1865, dans l’Angleterre de la Révolution Industrielle qui bouleversa le monde en imposant le temps des machines et de la productivité. Si les aventures d’Alice nous parlent encore aujourd’hui, au-delà du nonsense cher au coeur des anglais, c’est qu’elles touchent à des points essentiels, typiques du conte, fascinants et effrayants: l’identité, la responsabilité, le rapport à l’autorité, l’angoisse du passage, la mort, le temps.
De l’accélération dévastatrice au ralentissement mortifère, du verrouillage total à la liberté absolue, de l’approche rationnelle à la tentation de la folie, Alice expérimente toute la gamme de notre rapport au temps, nous permettant au passage de relativiser notre propre paranoïa ... Accompagnant Alice au gré des rencontres et des questionnements qui en découlent, nous nous interrogeons avec elle sur les mille et une façons de vivre le temps, sur le bien fondé de l’urgence ou de la réflexion, dans le désir rarement assouvi de se couler au mieux dans le temps, entre nature et société, entre le temps des arbres et celui des montres. L’objectif du conte étant d’instruire autant que de divertir, c’est notre propre angoisse qui est mise en scène. Prendre son temps est-il une perte de temps ? Peut-on avoir un rapport objectif au temps ? Puisque le temps travaille sur nous, peut-on travailler sur le temps ? Existe-t-il un «temps idéal» ? Autant de questions abordées par Lewis Carroll dans un récit à tiroirs qui tente, par le biais de la métaphore, de nous aiguiller dans la bonne direction...
• Ne nous précipitons pas ! Ces aventures démarrent avec l'arrivée d'un lapin blanc qui parle («Oh dear! I shall be too late!») et qui porte une montre (the Rabbit actually took a watch out of its waistcoat-pocket). Ce qui étonne Alice (le narrateur le souligne en italiques), ce n’est pas que le lapin parle, c’est qu’il porte une montre. Le problème du temps est posé d’emblée, abordé sous l’angle du retard qui implique l’idée de l’heure juste, du temps planifié, du temps maîtrisé. Ce qui aspire Alice dans ses aventures, c’est une montre. Alice court après le temps, à la poursuite d’un lapin qui a peur d’arriver en retard.
Lapin, montre, retard ... métaphores de vitesse, de désir de maîtrise, d’angoisse de performance, l’aventure d’Alice démarre dans la précipitation. Alice se précipite constamment sans prendre le temps de la réflexion : elle commence par avaler le gâteau qui la fait rapetisser avant de penser à prendre la clef pour ouvrir la porte qui mène au jardin. Petit à petit, au gré de ses déboires, elle apprend à prendre du recul, à prendre le temps de la réflexion.
Alice est une petite fille à l’orée de sa vie qui va se voir offrir la chance merveilleuse de prendre la mesure des choses, et avant tout du temps, avant de se lancer dans cette autre aventure : la vie. L'aventure d'Alice est une parenthèse dans sa propre vie. Elle est dans un rêve, dans lequel il lui est offert le temps de faire le point. Elle regarde (souvent mal), elle écoute (souvent d’une oreille distraite), elle tire des conclusions (généralement fausses).
• Ré-évaluons notre rapport au temps ... Alice tombe dans un trou sans fond. La chute semble interminable (Down, down, down. Would the fall never come to an end?). Sorte de purge temporelle, de sas entre deux mondes, cette chute est un étirement du temps, une dilatation qui permet d'accéder à une autre forme de temporalité.
Dans le monde d’Alice, il n’y a plus de début, ni de fin. Dans la course organisée par le Dodo, pour sécher les animaux après la baignade, chacun part quand il veut et s’arrête quand bon lui semble (There was no «One, two, three, and away!» but they began running when they liked, and they left off when they liked, so it was not easy to know when the race was over). Temps flottant. Libéré des règles imposées par la montre. Ironie savoureuse de la part de Lewis Carroll, brillant mathématicien. Dans le temps naturel, en dehors du cadre inévitable de la naissance et de la mort, qui signale le début ? Qui signale la fin ?
• Maitres du temps ou esclaves du temps ? La réflexion sur le temps se poursuit dans un épisode célèbre: The Mad Tea Party. Dans Un Thé de Fou, il n’est plus question de retard ou de confusion, le temps est bloqué, le temps s’est arrêté («It’s always six o’clock now»). Les convives tournent autour de la table, répétant sans fin le même rituel. Le personnage humain (le chapelier fou) est accompagné de deux animaux qui incarnent les deux extrêmes du rapport au temps: le lièvre et la marmotte. Dans un grand écart entre vitesse extrême et lenteur cataleptique, le contrôle absolu du temps semble avoir abouti à une impasse. Plus rien ne se passe. Aux antipodes d’une libération, l’absence de temps est vécue comme un emprisonnement.
La question qui résulte de cette situation est alors : à quoi sert une montre ? De manière loufoque, l’objet est ici détourné de sa fonction (il indique le jour et non l’heure) et se retrouve beurré et trempé dans le thé comme un biscuit (The March Hare took the watch and looked at it gloomily, then he dipped it into his cup of tea).
Au détour d’une chanson, c’est la même question essentielle qui revient : est-ce le temps qui est détraqué ou le rapport que nous entretenons avec lui ? Tweedledum et Tweedledee (jumeaux facétieux rencontrés dans la suite des aventures d’Alice - De l’Autre Côté du Miroir), font mention du soleil et de la lune qui sont là en même temps (The sun was shining on the sea, shining with all its might, (...) and this was odd, because it was the middle of the night).
Autant de signes lancés à Alice: 1. Comment évaluer le temps ? 2. Peut-on se détacher du temps artificiel pour trouver son propre temps? 3. Quelle est la bonne vitesse, entre frénésie et inaction?
• Vitesse et lenteur : à qui la faveur ? Les animaux les plus importants rencontrés dans son aventure sont des animaux "à temps lent": la chenille à qui il faut du temps pour opérer sa transformation en papillon; le chat (the Cheshire Cat), qui se meut dans la lenteur, s'installe dans l'immobilité et la stase, incarnation du temps étiré, du temps suspendu. L'un (la chenille) s'installe dans le temps (transformation de la chrysalide en papillon). Elle l'utilise pleinement pour devenir qui elle est (elle ne cesse elle-même de demander à Alice qui elle est: Who are you?). L'autre (le chat) se soustrait au temps par la disparition, ou plutôt, la dématérialisation (il disparaît progressivement). Double incarnation de l'affirmation de la vie et de l'angoisse de la mort.
Ces deux êtres (la chenille, le chat) lui donnent le temps socratique de l'interrogation. Alice est amenée à s'interroger sur ses envies, ses désirs, ses attentes. Il lui faut prendre le temps de la réflexion pour faire des choix (quel morceau du champignon manger? Quel chemin prendre?).
Par contraste, la Reine de Coeur est l'incarnation même de la précipitation destructrice. Elle rend sa sentence avant d'avoir entendu la délibération des jurés («No! No!» said the Queen, «Sentence first — verdict afterwards.»). Le lapin incarne le prolongement de cette précipitation destructrice. Par opposition à la chenille et au chat, il incarne la vitesse (le lièvre et la tortue), vitesse de propagation même, dans sa capacité à se reproduire.
Si la vitesse peut sans conteste être une vertu, la précipitation souvent tue. L’aventure d’Alice se situe à un moment crucial. Celui où l’on quitte l’innocence et l’insouciance de l’enfance pour entrer dans le temps de la maturité, le temps des responsabilités. Dans sa confrontation avec le temps, ce dont Alice prend finalement conscience, à la poursuite du lapin, c’est de sa vulnérabilité. À la fin de son aventure, elle est confrontée à la mort, à sa propre mort.
Les rosiers blancs peints en rouge sont le signe de son passage à l'âge adulte, perte de virginité et mort. Annoncés dès le début par le lapin qui est lui-même blanc et porte des gants blancs. Alice est entraînée par le lapin dans une course poursuite effrénée dont le point ultime et mystérieux est sa propre mort. Le début de l’aventure d’Alice porte en germe sa fin. La fin de l’aventure d’Alice en est le commencement.
Environ cinquante ans plus tôt (1795), William Blake (poète et graveur fasciné par la Révolution Française et la Révolution Industrielle) propose une étrange gravure : Newton. Le savant y est représenté nu, au fond de la mer. On peut y voir quatre zones de temps, qui concernent aussi Alice ...